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Laurent Giraud, professeur agrégé à l’université Savoie Mont Blanc : « Les entreprises devront gérer l’individualisation de la relation à l’emploi tout en maintenant la cohésion d’équipe »

Pour Laurent Giraud, professeur agrégé à l’Université Savoie Mont Blanc, les entreprises doivent s’adapter aux nouvelles aspirations de certains salariés. Selon lui, il est nécessaire d’avoir une approche au cas par cas pour répondre à leurs attentes, qu’elles soient structurelles ou conjoncturelles.

Publié le  18/12/2023

Les nouvelles aspirations des salariés varient en fonction des secteurs, et surtout des individus. Certains salariés en position de force sur le marché de l’emploi peuvent négocier certains aspects de leurs conditions de travail : télétravail, avantages en nature (par exemple, un type de véhicule de fonction) et plus de flexibilité dans l’organisation du travail (jours travaillés, horaires). Cela représente une petite révolution car la culture du présentéisme est très ancrée en France. Certaines entreprises l’ont compris et ont introduit de la souplesse en matière de rémunération, de flexibilité et d’organisation du travail.

Dans un marché en tension, certaines catégories de salariés se sont effectivement retrouvées en position de force face à des employeurs en pénurie de main-d’œuvre et elles expriment des envies de flexibilité. L’hétérogénéité des préférences en matière de conditions d’emploi rend la question plus complexe encore du point de vue de l’entreprise. C’est là où l’individualisation de la relation d’emploi permet d’attirer et de fidéliser les talents. Celle-ci peut prendre la forme d’accords idiosyncratiques, c’est-à-dire des « arrangements professionnels personnalisés que les salariés et leur employeur négocient pour des bénéfices mutuels ». Concrètement, cela se traduit souvent par de la flexibilité dans le contrat de travail ou dans le contrat psychologique1.

Le Covid a eu un impact clair sur la souplesse en matière de lieu de travail. Beaucoup de salariés auxquels on avait toujours demandé auparavant d’être présents sur leur lieu de travail -  comme les assistants dans les hôpitaux ou les universités -, s’en sont rendu compte. Aujourd’hui, des individus qui ont un statut de non-cadre (catégorie C) peuvent désormais télétravailler. Le télétravail partiel s’est ainsi démocratisé. Si le Covid l’a imposé de manière inédite, le mouvement s’installe désormais dans la durée. Cependant, le législateur a instauré des garde-fous dans la durée et l’aménagement du temps de travail qui se traduit dans diverses conventions collectives.

La période Covid étant désormais derrière nous, assiste-t-on à un retour à la normale ou les aspirations ont-elles définitivement changé ? Si, aux États-Unis, on observe un mouvement vers le retour au bureau - y compris dans les entreprises pionnières en matière de télétravail - en France, la présence au travail reste une tradition bien ancrée. Seuls certains salariés exerçant un métier de niche, ou de cadres, comme les data scientists, se permettent d’être exigeants et de poser leurs conditions dès l’embauche, tant ils sont peu nombreux sur le marché de l’emploi. En zone frontalière, les entreprises font des concessions pour recruter, car elles disposent de peu de candidats. A contrario, les commerciaux, les coiffeurs et les métiers du bâtiment ne sont pas du tout concernés par le télétravail ou la flexibilité sur les horaires de travail. Aujourd’hui, un conseiller bancaire ou un agent d’accueil n’a aucune souplesse sur cet aspect de l’emploi.

La demande de flexibilité accrue du salarié envers l’entreprise demeure une tendance de fond, héritée de la période Covid et conséquence de la pénurie dans certains métiers. Les infirmiers, les médecins et les chauffeurs-livreurs qui n’ont pas envie de s’engager en CDI préfèrent multiplier les petits contrats, car ils sont tellement employables qu’ils ne veulent pas s’engager. Auparavant, la progression dans le contrat de travail était très structurée, en commençant par un stage, puis un CDD et/ou une alternance, et enfin un CDI.

Selon les sondages que je fais chaque année au sein de promotions d’étudiants, environ 75 % des alternants sont intéressés par un CDI dans l’entreprise et le poste qui leur plaît. Cela dit, il est fort possible que la société hypermoderne2 et l’instabilité de l’environnement économique et politique incitent cette population à se projeter sur un horizon temps plus limité. Pour eux, s’engager sur trois ans, c’est déjà pas mal. Sur cinq ans, c’est impossible ! Vouloir tout, tout de suite est une caractéristique de l’hypermodernité qui ne concernerait pas seulement les jeunes générations. Il existe désormais des outils pour basculer plus facilement d’un secteur à un autre. La visibilité des candidats en est aussi grandement améliorée.

D’autres phénomènes peuvent également toucher les entreprises et les collaborateurs, tels que le backlash (retour de bâton) du recours au télétravail ou le quiet quitting (démission silencieuse ou démotivation au travail). Seule une part très marginale des travailleurs sont très motivés par la possibilité de travailler d’où ils veulent. « L’heure du retour au bureau a-t-elle sonné ? », s’interrogeait France Info le 16 septembre 2023 tandis que Le Monde évoquait « la fin de l’open bar », le 26 octobre dernier. Aux États-Unis, ce retour de bâton concerne principalement ceux qui télétravaillaient à 100 %. En France, où la différence entre travailleur physique et télétravailleur existait déjà, la plupart des entreprises semble avoir retenu une formule hybride (télétravail partiel), qui risque de perdurer.

En proposant des conditions de travail sur-mesure, les entreprises voient apparaître le défi de la gestion des perceptions de justice organisationnelle au sein de leur main d’œuvre. On peut imaginer des salariés parents qui ne souhaitent pas travailler le mercredi, ou encore des salariés qui aimeraient avoir une souplesse sur les horaires de début de travail (sans forcément en changer le volume). Pour s’adapter à cette évolution, il s’agira pour les entreprises de gérer l’individualisation de la relation à l’emploi tout en maintenant la cohésion d’équipe. Ce sont des équilibres nouveaux, qui sont en train de se construire, chemin faisant.

Pour se traduire concrètement dans le contrat de travail, l’individualisation va, par exemple, permettre à chacun de prendre ses deux journées de télétravail, en négociation avec l’employeur. Si ce constat est valable pour certaines grandes entreprises, les PME ne pourront se le permettre que si elles ont assez de ressources humaines pour assurer l’accueil du public ou des interventions urgentes. La souplesse se répand dans l’emploi depuis bien avant la période Covid, au minimum depuis une dizaine d’années. Le mouvement vers davantage de flexibilité se poursuit.


1. Par opposition au contrat de travail explicite, le contrat psychologique décrit l'ensemble des attentes réciproques non dites qui existent dans une relation de travail. Ces attentes sont implicites, mais touchent néanmoins à des aspects très concrets comme la rémunération, la gestion de carrière ou la formation.
2. Pour Aubert (2004), la société hypermoderne est en effet une société où tout est poussé à l’excès, notamment la consommation et la concurrence. Au sein de cette dernière, « les relations durables ont laissé la place aux relations « liquides » et éphémères » (Aubert, 2008, p. 1).
 

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