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CV : en finir avec les stéréotypes
Que se passe-t-il dans la tête d’un recruteur lorsqu’il décrypte un CV ? Quelles idées préconçues peuvent l’induire en erreur ou l’encourager à favoriser un candidat plutôt qu’un autre ? Jean Pralong, Psychologue, Professeur et Chercheur en gestion des ressources humaines a l’EM Normandie, nous explique pourquoi un profil candidat « trop riche » peut nuire à sa perception.
Publié le 02/03/2023
Qui se cache derrière une candidature ? Quel potentiel privilégier ? Quelle fiabilité y accorder ? Autant de questions que se posent les recruteurs devant un CV ou un profil en ligne. Pour comprendre leur raisonnement face à la profusion et à l’ambiguïté des informations qui leur sont soumises - et ainsi déterminer les ressorts d’un choix le plus rationnel possible -, Jean Pralong*, psychologue, professeur et chercheur en gestion des ressources humaines, a mené une expérience permettant de mieux objectiver cette phase clé du recrutement.
Réduire le nombre d’informations
« Nous sommes partis du postulat que le CV, tel qu’on le connaissait hier, a été rendu obsolète par une variété de facteurs, tels que l’usage massif des réseaux sociaux et la quantité exponentielle d’informations dont on peut l’enrichir. Ce constat est la base de notre analyse sur l’influence, positive ou négative, que cette profusion peut avoir dans la prise de décision », explique Jean Pralong, qui rappelle que les recruteurs ne disposent pas d’un temps extensible dans l’étude des candidatures.
« Et la capacité à retenir l’ensemble des informations ne l’est pas non plus », ajoute l’universitaire, en s’appuyant sur les travaux en psychologie cognitive selon lesquels l’individu ne peut s’intéresser à plus de huit ou neuf informations à la fois. Comme le disque dur d’un ordinateur, notre cerveau dispose d’une mémoire qui peut vite arriver à saturation.
Le choix du recruteur sera donc contraint par sa capacité à « digérer » et à interpréter la quantité des données mises à sa disposition. « L’évolution n’ayant rien laissé au hasard, on utilise des dispositifs qui servent à suppléer ce déficit de mémoire. Ces stéréotypes, ou croyances, permettent de simplifier notre analyse d’un environnement soumis à un trop-plein d’informations. Pour le recruteur, le risque est donc de basculer malgré lui d’un raisonnement analytique vers un raisonnement plus global, et donc plus stéréotypé, parce qu’il manque de temps », partage le chercheur.
« Dans le cas d’une information « courte », les recruteurs ont pris des décisions rationnelles, ils ont repéré rapidement les compétences. »
Un CV court, levier de décision rationnelle
« Les recherches n’écartent pas la rationalité de l’individu, mais montrent à quel point elle est partielle et limitée », explique Jean Pralong dans ses travaux**, à la suite de l’expérience réalisée auprès de 231 recruteurs, invités à juger des profils de candidats à un poste de comptable. Six types de profils leur ont été soumis, avec deux variables : leur longueur (courts ou longs) et les informations qu’ils contenaient (vraisemblables ou illusoires). Les profils illusoires présentaient deux informations permettant d’activer des stéréotypes : la pratique des jeux vidéo et celle du football.
« Dans le cas d’une information « courte », les recruteurs ont pris des décisions rationnelles, ils ont repéré rapidement les compétences et sont parvenus à établir facilement un comparatif avec des CV « moins favorables », observe le chercheur. A contrario, dès que l’information devient plus quantitative, les recruteurs déportent leur attention vers une ou deux informations saillantes, qu’ils vont avoir tendance à considérer comme des révélateurs de tout le reste. »
Là commence le jugement par stéréotype pour produire une décision rapide. Imaginons un profil mettant en avant des sports comme la voile ou l’équitation : le recruteur aura tendance à y associer un imaginaire positif, chic, élitiste, généralement favorable au candidat, même s’il distille des informations moins cohérentes avec les exigences du poste. Au regard de l’expérience, le loisir « jeux vidéo » n’aura quant à lui pas le même effet, majoritairement associé à une image d’isolement, de personne solitaire, voire renfermée. « Pour autant, les gens qui jouent à la console ne sont pas tous enclins à ce caractère ! », nuance Jean Pralong.
À l’instar du gamer, le footballeur aura tendance à être jugé plus négativement, son goût pour les équipes et son extraversion supposés s’éloignant de l’image du comptable.
Résister à la tentation d’en dire trop
Bien sûr, un « mauvais stéréotype » pour un recruteur pourra être bon pour un autre, selon qu’il soit ou non jugé cohérent avec le secteur ou le poste ciblés. « Mais cette règle s’applique aux candidats assez clairvoyants, qui véhiculent cette information avec l’intuition qu’elle leur servira », poursuit Jean Pralong, qui concède que le recrutement reste un concours, avec un finaliste par poste.
« C’est de bonne guerre de la part des candidats de valoriser des choses qui les aideront à passer le cap. Malheureusement, les moyens déployés pour « donner envie d’être rencontré » sont à double tranchant. En attirant l’attention via des moyens périphériques, on prend le risque d’être soumis à une appréciation a minima sélective, voire discriminante. » À la tentation d’en dire trop, mieux vaut s’abstenir, préconise donc le spécialiste RH. « Les plateformes n’ayant pas de limites, elles encouragent à intégrer une masse de données qui peut noyer le recruteur et le contraindre à scroller. Je le redis, le temps du recruteur n’est pas extensible…».
« Il faudrait rédiger un CV qui ne parle que de compétences. »
Vers un recrutement plus objectif ?
Dès lors, existe-t-il un profil de candidat « désirable », un CV-étalon auquel se fier ? « À mon sens, il faudrait rédiger un CV qui ne parle que de compétences strictement limitées à l’emploi à pourvoir. Un support qui raconte les expériences professionnelles du candidat, et détaille les ressources à investir pour le poste ».
Pour aller plus loin, Jean Pralong imagine l’instauration d’un mode de fonctionnement plus juste, à la fois pour l’entreprise et le candidat, avec le concours d’une instance neutre qui aurait la confiance des deux. « Pourquoi un tiers de confiance ? Parce qu’être candidat n’est pas un métier. Il faudrait que d’autres voix révèlent qui il est, et les compétences dont il n’a peut-être pas conscience. Notre profession doit avancer sur cette question, celle de permettre à n’importe quel postulant d’être bon, même s’il n’est pas « performant » en tant que candidat. »
Dans cette projection d’un processus plus harmonieux, le chercheur souligne également le potentiel de l’IA, un outil sur lequel s’appuyer pour générer des évaluations plus efficientes. Une solution complémentaire qui pourrait peut-être, selon lui, pallier les insuffisances des intelligences individuelles en substituant des outils fiables aux stéréotypes.
Pour aller plus loin : Pôle emploi continue à œuvrer pour un environnement de travail inclusif
*Jean Pralong est psychologue, professeur et chercheur en gestion des ressources humaines à l’EM Normandie, auteur de travaux critiques sur plusieurs notions régulièrement utilisées en gestion des ressources humaines. Il dirige la chaire Compétences, Employabilité et Décision RH, qui vise à apporter un regard scientifique et objectivé sur les transformations contemporaines du monde de l'emploi, et à mettre en lumière les nouvelles compétences nécessaires aux entreprises pour concevoir des stratégies innovantes et assurer leur croissance.
**« Humanprotocolerror : quand l’abondance d’informations digitales provoque des erreurs de recrutement », par Jean Pralong.
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