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PATRICK SCHARNITZKY, expert en inclusion et mécanismes psychosociaux, directeur associé du cabinet Alternego

À la suite d’une conférence à l’Université du management de Pôle emploi intitulée « Les stéréotypes : non coupables… mais responsables », Patrick Scharnitzky nous explique pourquoi la lutte contre les stéréotypes favorise la performance individuelle et collective.

Publié le  16/10/2023

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Un stéréotype, qu’est-ce que c’est ?

Il s’agit de la liste des caractéristiques que mon cerveau, avec le temps, a associées aux membres d’un groupe, quel qu’il soit.

Quelle est la différence entre un stéréotype et un préjugé ?

Un préjugé, c’est l’étape d’après, comme son nom l’indique, le préjugé est un jugement avant. C’est-à-dire que dans le préjugé, il y a toujours une connotation positive ou négative. Le préjugé, c’est la composante évaluative du stéréotype. Par exemple, si je vous dis « Les Chinois sont introvertis », c’est un stéréotype. Si je poursuis en disant « J’aime pas trop les gens introvertis parce qu’ils sont ennuyeux », vous comprenez que j’ai un préjugé négatif envers les Chinois. Je pourrais aussi vous dire « J’aime bien les gens introvertis parce qu’ils ne parlent pas à tort et à travers ». Un même stéréotype peu donc donner lieu à un préjugé négatif ou positif. Autant le stéréotype est passif, autant le préjugé est actif, puisque c’est une attitude envers une personne au regard du groupe auquel elle appartient.

Comment ne pas passer du stéréotype au préjugé ?

C’est compliqué, car il faut d’abord avoir conscience qu’un stéréotype en est un. En effet, on a souvent l’impression que ce que l’on pense des gens est une construction personnelle, que c’est parce qu’on les connaît, qu’on les a fréquentés… Donc c’est difficile d’accepter l’idée même du stéréotype, c’est-à-dire l’idée que nous pouvons avoir des opinions qui ne sont pas des constructions personnelles. La première étape, c’est donc d’accepter que l’on a des stéréotypes. Ensuite, éviter le passage au préjugé, c’est une lutte perpétuelle pour réfléchir à pourquoi est-ce qu’on associe de la valeur à n’importe quelle caractéristique. Il y a une valeur sociale automatique associée à tous les groupes : les obèses, les femmes, les seniors…
Il n’y a aucune caractéristique qui ne soit pas corrélée à une valeur. D’ailleurs, cette valeur change en fonction des époques et des cultures. Il y a cent ans, une personne en surcharge pondérale générait un préjugé positif, parce qu’on considérait que c’était un signe d’opulence. Aujourd’hui, la surcharge pondérale génère un préjugé négatif parce qu’elle est considérée comme un signe de négligence.

Comment lutter contre les stéréotypes ?

Il y a d’abord une façon systémique, sur le long terme, qui consiste à travailler sur le contenu : non, ce n’est pas parce qu’on est une femme que… ; non ce n’est pas parce qu’on est un senior que… Mais comme les stéréotypes sont ancrés dans notre cerveau depuis notre plus jeune âge, c’est très compliqué à l’échelle d’une société de faire bouger le contenu d’un stéréotype. Si l’entreprise seule ne peut pas lutter contre les stéréotypes, la société peut le faire, mais ça prend beaucoup de temps car cela nécessite de déprogrammer nos automatismes dans le cerveau. Si on prend l’exemple de l’homosexualité, on voit bien la façon dont le stéréotype a changé depuis l’homosexualité, délit pénal jusqu’en 1981, et le « mariage pour tous » en 2013, même si l’homophobie existe encore… À court terme, il ne faut pas travailler sur le contenu du stéréotype, mais limiter son utilisation. On ne va pas demander aux salariés de changer d’avis sur tel ou tel groupe, mais on va mettre en place des pare-feux pour que ces stéréotypes ne soient pas utilisés de façon abusive dans le cadre des relations professionnelles.

Existe-t-il davantage de stéréotypes aujourd’hui qu’il y a dix ou vingt ans ?

Il y a toujours autant de stéréotypes et de groupes qui font l’objet de stéréotypes, mais ça change de cible en fonction des périodes et des cultures.

« Si vous voulez lutter de façon préventive contre les discriminations, il faut travailler sur les stéréotypes. »


Pourquoi la lutte contre les stéréotypes est indispensable dans la sphère professionnelle ?

Parce qu’il ne peut pas y avoir de discrimination sans stéréotype. Autant les stéréotypes ne mènent pas forcément à de la discrimination, mais il ne peut pas y avoir de discrimination sans stéréotype. Donc si vous voulez lutter de façon préventive contre les discriminations, il faut travailler sur les stéréotypes. De plus, les stéréotypes concernent tous les acteurs, tous les métiers et toutes les décisions que l’on peut prendre dans une entreprise. Les dirigeants d’une entreprise ont des stéréotypes quand ils font des discours ; les ressources humaines ont des stéréotypes quand elles font des entretiens d’embauche ou qu’elles mettent en place un processus de détection des talents ; les managers ont des stéréotypes quand ils animent une réunion ou qu’ils gèrent une blague ; les communicants peuvent avoir des stéréotypes quand ils créent une affiche ou un visuel pour représenter leur entreprise... Tout le monde est concerné.

Comment agir au niveau organisationnel des entreprises pour lutter contre les stéréotypes ?

D’abord grâce au levier de la culture d’entreprise : on peut marteler des messages avec des contre-exemples, avec des rôles modèles. Si j’ai le stéréotype que quand on a des enfants on est moins disponible, on peut mettre en scène des personnes qui, en dépit de la parentalité, sont efficaces ou font carrière. C’est donc un travail sur le contenu. Ensuite, on peut travailler sur la mise en application, notamment en dotant les managers d’outils très concrets pour que les stéréotypes impactent le moins possible leurs décisions.
Par exemple, en les faisant travailler sur la fatigue ou sur la charge mentale. Quand on explique aux recruteurs que faire passer un entretien d’embauche à 18 h 30 plutôt qu’à 9 h 30, c’est augmenter sensiblement les risques d’utiliser ses stéréotypes, on leur donne des clés concrètes pour que les stéréotypes soient les moins agissants possible sur leurs décisions.

Des outils existent contre les stéréotypes mais les stéréotypes perdurent…

Oui, bien sûr. Les stéréotypes s’installent dans notre cerveau. Aujourd’hui, avec les neurosciences, on arrive à faire des mesures de biais cognitifs chez des nourrissons de 10 mois… Ce qui signifie qu’à la seconde où on commence à interagir avec le monde, notre cerveau – parce qu’il a besoin de simplicité – va constituer des catégories dans lesquelles on va ranger les gens en fonction de points communs. Ces catégories, c’est le contenant, et le stéréotype, c’est le contenu de la boîte. Faire changer d’avis un salarié de 40 ans qui pense que les femmes ont moins de leadership que les hommes, c’est totalement illusoire.

Depuis quand et pourquoi les entreprises se sont emparées du sujet des stéréotypes ?

Les entreprises se sont emparées du sujet il y a une dizaine d’années. Il y a vingt ans, tous ces sujets étaient quasiment inexistants en entreprise. En 2001, la loi de lutte contre les discriminations est un virage important. D’un seul coup, elle a imposé aux entreprises un cadre légal très clair, avec une liste de critères de discrimination – 16 à l’époque, 25 aujourd’hui –, et des sanctions claires sur des décisions qui seraient discriminatoires. La lutte contre les stéréotypes est entrée dans le monde de l’entreprise par cette porte de la menace légale. Pendant une dizaine d’années, l’accompagnement des entreprises portait presque uniquement sur la non-discrimination. C’est seulement depuis les années 2010 que les entreprises s’intéressent aux stéréotypes. D’ailleurs, mon livre « Les Stéréotypes en entreprise – les comprendre pour mieux les apprivoiser » (éditions Eyrolles) date de 2015 parce que précisément j’ai senti que les entreprises commençaient à s’intéresser aux stéréotypes. Il y a dix ans, on a compris que l’on ne pouvait pas lutter contre la discrimination seulement en sanctionnant ou en posant un cadre légal, mais aussi d’une façon plus intelligente, ou plus mature, en faisant monter les gens en prise de conscience sur les stéréotypes.

Comment mesure-t-on la présence de stéréotypes dans une organisation ?

C’est compliqué, car les mesures en neurosciences sont très complexes et qu’on ne peut pas les appliquer aux salariés. La seule façon de mesurer, c’est de poser la question de façon indirecte, car le stéréotype est politiquement incorrect. Si vous demandez : « Avez-vous des stéréotypes sur les seniors ? », il y a peu de chances que la personne interrogée vous réponde « oui ». D’abord parce qu’elle n’en n’a peut-être pas conscience, et ensuite parce qu’elle n’a pas envie de vous le dire… Il faut donc trouver une façon de questionner qui permette aux gens de se déculpabiliser.

Comment mesure-t-on l’affaiblissement des stéréotypes dans une organisation ?

C’est encore plus compliqué. Si vous avez tel pourcentage de femmes au niveau du top management et que cinq ans après ce chiffre a augmenté de 10 ou 15 %, vous pouvez considérer que l’entreprise a progressé et que, peut-être, on a affaibli les stéréotypes envers les femmes. Mais c’est compliqué d’y voir un lien de cause à effet évident... On peut, dans des baromètres, poser la question « Avez-vous le sentiment que dans votre entreprise existent des stéréotypes envers tel ou tel groupe ? » à plusieurs années d’intervalle et voir si les résultats ont bougé. Soit on est sur des mesures déclaratives, et on ignore dans quelle mesure les gens sont sincères ; soit on est sur des mesures factuelles et on ne peut pas affirmer si c’est grâce à l’affaiblissement des stéréotypes.

Comment réagir sans agressivité quand on a l’impression d’être victime de stéréotypes ?

On peut réagir en direct avec la personne et surtout ne pas les accepter. Il ne faut pas entrer dans une contre affirmation car cela ne sert à rien : vous n’allez pas faire changer d’avis votre interlocuteur simplement parce que vous n’êtes pas d’accord avec lui. En one to one, quand on est victime ou que l’on assiste au témoignage d’un stéréotype, la bonne réaction c’est plutôt le questionnement : « C’est curieux, je n’ai pas le même sentiment que toi, d’où tu tiens ça ? » Neuf fois sur dix, la personne répond « Ben tout le monde le sait ! ». Le questionnement faussement naïf peut amener la personne à se poser des questions qu’elle ne s’était jamais posées et à se demander pourquoi elle pense ceci ou cela. Quand le stéréotype devient blessant et qu’il entraîne un préjudice, on est dans une autre dimension. Il faut le dire à la personne, et si ça ne suffit pas, il y a des recours. Quand on est sur un préjudice moral, on peut en effet considérer que l’on est dans le cadre du harcèlement discriminatoire. Une personne qui, même sous la forme d’une blague, va tenir des propos grossophobes – « Ah dis donc, tu aimes bien manger ! » - même s’il n’y a pas de volonté de blesser, ça s’appelle du harcèlement discriminatoire. Le danger si on ne réagit pas, c’est que l’on finisse par les internaliser, par y croire soi-même, et que ça ait un impact sur l’image de soi et de fait, que cela nous mettre dans la situation qui est celle du stéréotype. Par exemple, si une femme entend pendant toute sa carrière que les femmes n’ont pas de leadership, il y a peu de chance qu’elle candidate à des postes à responsabilités.

Quels arguments autres que les questions morales ou légales peuvent inciter les entreprises à s’intéresser aux stéréotypes ?

L’efficacité et l’exactitude. Les stéréotypes sont des biais cognitifs parmi tant d’autres. Le premier argument qui fait mouche souvent avec les opérationnels, c’est de leur rappeler que lutter contre les biais et les stéréotypes, c’est optimiser l’exactitude de leurs décisions. Car faire confiance à ses stéréotypes, c’est prendre le risque de se tromper. Le biais de première impression par exemple. Je reçois un candidat qui me sert mollement la main et j’en déduis qu’il manquera de poigne. Or il s’est peut être fait une tendinite en gagnant un tournoi de tennis ! Le second argument, c’est un argument de performance individuelle et collective, car faire perdurer les stéréotypes au sein d’une équipe crée une mauvaise ambiance et des ruptures de communication et de confiance qui réduisent l’efficacité du collectif. Il s’agit donc d’un argument de performance économique pour l’entreprise.

Quels sont les stéréotypes les plus en vogue en ce moment ?

C’est difficile à dire car certains stéréotypes sont plus politiquement corrects que d’autres… Il y a des « standards » qui ne bougent pas, comme les stéréotypes homme-femme. La grossophobie est devenue impensable, aussi. Les stéréotypes ethniques eux changent en fonction des époques. Depuis cent ans, ils sont complètement au diapason des vagues migratoires. Les Italiens, les Portugais, les Espagnols en étaient la cible au début du XXe siècle ; les Maghrébins dans les années 1960-1970 ; les Africains sub-sahariens dans les années 1990 et maintenant les Européens de l’Est… Ce qui est passionnant c’est de se rendre compte qu’il s’agit de publics très différents, arrivés en France dans des conditions très différentes, dans un contexte économique très différent, et pourtant, le noyau dur du stéréotype est quasiment toujours le même. Entendre des gens dire dans la même phrase : « Ces gens sont faignants » et « Ils nous piquent notre travail », c’est tout de même paradoxal... En fait, les stéréotypes fonctionnent beaucoup comme boucs émissaires d’une frustration, d’un sentiment d’invasion ou de privation d’un pouvoir économique ou identitaire… Donc, par période, on va identifier des groupes identitaires sur lesquels on va taper pendant dix-quinze ans. Le stéréotype ne s’efface pas, mais on va changer de bouc émissaire.

Existe-t-il aussi des stéréotypes sur les métiers ?

En entreprise, les stéréotypes sont quasiment aussi forts sur les métiers que sur les groupes démographiques. D’ailleurs, ce sont des sources de conflits, les plus importants étant les stéréotypes réciproques entre les managers et les ressources humaines (RH). Souvent, ces deux publics ont du mal à fonctionner ensemble, ce qui est un problème pour les organisations :les RH considèrent que les managers sont des tueurs obsédés par le chiffre, alors que les managers pensent que les RH sont des utopistes qui ne connaissent pas le métier. Ces stéréotypes contre les managers sont très forts dans les entreprises dotées d’un management très vertical et très dur.

Concrètement, en quoi consistent vos interventions en entreprise ?

Le cabinet Alternego intervient de différentes façons. On peut intervenir pour faire des diagnostics, des baromètres, et on benchmark l’entreprise par rapport à ce qui existe ailleurs avant de lui faire des préconisations : une campagne de communication pour casser les stéréotypes, des formations, des conférences… Sur la partie sensibilisation, on peut animer des conférences ou des webinaires pour faire prendre conscience aux gens qu’ils ont des stéréotypes. Mais pour être très concret, on propose des formations à des publics de managers pour leur apprendre à se dépolluer de leurs stéréotypes dans leur management, avec des situations très concrète - gérer une blague, animer des réunions, mener un entretien annuel… -, et aux RH pour leur recrutement, la détection de talents, la promotion, etc.

Quels sont les principaux dangers des stéréotypes ?

On a beaucoup parlé des stéréotypes que l’on a envers les autres, mais il faut aussi se méfier des auto-stéréotypes – les stéréotypes que l’on a vis-à-vis de soi – et des métastéréotypes – ce que je pense que les gens pensent de moi. Ces trois formes de stéréotypes fonctionnent ensemble et il est essentiel de lutter contre elles. Il faut accompagner les gens qui appartiennent à des groupes plus souvent victimes de stéréotypes que les autres – les femmes, les seniors, les personnes issues de la diversité… - par le développement, par le coaching, le mentoring, le réseau…

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