Opinions
Hervé Fernandez, de l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme : « Il y a urgence à agir collectivement »
Le phénomène est souvent invisible et pourtant aujourd’hui en France, une personne sur dix ne maîtrise pas le socle des compétences essentielles que sont lire, écrire, calculer. L’état des lieux et les solutions d’HERVÉ FERNANDEZ, DIRECTEUR GÉNÉRAL DE L’AGENCE NATIONALE DE LUTTE CONTRE L’ILLETTRISME.
Publié le 13/09/2024
L’illettrisme concerne des personnes scolarisées en France, qui ne maîtrisent pas le socle de compétences de base essentiel pour agir en toute autonomie lors de situations de la vie quotidienne ou professionnelle : comprendre une consigne, prendre un rendez-vous en ligne, suivre la scolarité de ses enfants sur une plateforme, écrire une liste de courses, lire un livre, mettre à jour ses droits…
L’ampleur des difficultés dépend de l’âge, du milieu social et de l’environnement professionnel. Étant donné la diversité des situations et l’importance d’intervenir tôt pour éviter que l’illettrisme ne s’installe, de travailler à la réussite de tous les apprentis, d’agir en entreprise, auprès des personnes en insertion, à tous les âges de la vie, seule une action collective pourrait changer la donne.
Cette méthode de travail portée par l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme (ANLCI) produit des résultats. La mobilisation des pouvoirs publics nationaux et territoriaux, des entreprises et de la société civile, l’ont fait reculer de moitié. Mais l’illettrisme persiste, l’illectronisme s’installe. Les progrès enregistrés ne doivent pas minimiser les enjeux de ce phénomène qui touche 1,4 million de personnes. Comment l’accepter ? Comment relever le défi des transformations du travail, des transformations numériques, des reconversions professionnelles, de la nécessité de continuer à se former et de la qualité de vie au travail si une personne sur dix ne maîtrise pas le socle des compétences essentielles (lire, écrire, calculer) ?
Les personnes en situation d’illettrisme ont appris, grâce à des stratégies d’évitement, à donner le change.
Les priorités de l’ANLCI ? Nommer le problème que nous avons à résoudre ensemble, mesurer son ampleur pour éclairer les décisions, outiller les acteurs et les décideurs aptes à prendre en charge les personnes concernées, encourager celles qui hésitent à s’engager dans un parcours de formation. Notre Observatoire travaille avec l’Insee pour proposer une photographie précise, afin d’identifier les meilleurs leviers d’action. Renforcer la prise de conscience relève également de nos missions. Son corollaire étant d’alerter sur l’urgence et l’intérêt d’investir dans le développement des compétences de base.
Sous l’impulsion du ministère du Travail, notre groupement d’intérêt public réunit d’autres ministères ainsi que France Travail (membre fondateur), des secteurs comme l’intérim ou la propreté, des collectivités comme Régions de France ou l’Assemblée des départements et des Opérateurs de compétences (Opco). En tant qu’agence de mission, nous essayons de rassembler le plus largement possible et de faire cause commune sur l’ensemble des territoires.
Avec France Travail, en parler pour avancer
Retrouvez les actions de l’Établissement pour prévenir et lutter contre l’illettrisme dans le cadre des Journées engagées.
Pour véritablement changer d’échelle, il nous faut mesurer, objectiver, un phénomène le plus souvent invisible. Les personnes en situation d’illettrisme ont appris, grâce à des stratégies d’évitement, à donner le change dans leur vie quotidienne comme professionnelle.
Aussi nous nous référons aux études de notre Observatoire qui s’appuient sur une enquête Insee de 2022. Les résultats, parus récemment, offrent une image de l’illettrisme et de l’illectronisme en France. Cette cartographie vise à générer de l’engagement auprès des décideurs (branches professionnelles, ministères, collectivités…). Elle établit des constats et tord le cou à des préjugés : non, les jeunes ne sont pas les plus concernés ; de nombreuses personnes exercent une activité professionnelle sans maîtriser le socle de compétences de base ; il n’existe pas de lien entre illettrisme et immigration.
L’illettrisme freine le retour à l’emploi, l’accès à une formation, et génère du stress.
Si nous sommes autant déterminés au sein de l’ANLCI à porter haut et fort la lutte contre l’illettrisme et l’illectronisme, c’est parce que nous sommes pleinement conscients de leurs répercussions très concrètes et de l’urgence à agir collectivement. Sans les savoirs de base, les difficultés se multiplient pour se déplacer, profiter de l’offre culturelle, accéder aux droits, déceler les fausses informations ou les escroqueries. Une situation qui peut conduire à une forme d’isolement dans un environnement mouvant.
Dans la vie professionnelle, les impacts sont tout aussi conséquents. Ainsi, à la demande de France Travail, nous avons ajouté dans l’enquête des questions sur les personnes au chômage. Résultat : 18% d’entre elles sont confrontées à l’illettrisme. Cette situation freine le retour à l’emploi, l’accès à une formation, et génère du stress sur le lieu de travail tant les personnes craignent de voir leurs difficultés exposées. Une entreprise souhaitant faire évoluer ses salariés et améliorer le climat social a donc tout intérêt à soutenir l’acquisition des compétences manquantes. Elle leur offre plus d’autonomie, de confort, et influe de plus sur leur entourage, leurs enfants en particulier.
Comment prendre en charge les 5% des jeunes détectés en situation d’illettrisme lors de la Journée défense et citoyenneté ?
Nous touchons là au cœur du problème. Car beaucoup se joue dès l’enfance et à l’école. À partir des évaluations menées dès le CP, il est possible d’identifier les difficultés et de déterminer l’accompagnement le plus efficace. L’effort massif sur les savoirs fondamentaux commence d’ailleurs à porter ses fruits. Parmi les obstacles à l’apprentissage des connaissances de base : les troubles DYS, les situations de rupture familiale, les conditions de vie, l’environnement culturel, la pauvreté, l’état du logement… L’entrée dans les premiers apprentissages est un moment déterminant. Je le dis avec d’autant plus de force que nous constatons que, parmi les 1 400 000 personnes confrontées à l’illettrisme, 30% n’ont pas de diplôme et 40% ont un niveau CAP.
Le défi est donc celui-ci : comment faire réussir les enfants des plus pauvres ? Comment prendre en charge les 5% des jeunes détectés en situation d’illettrisme lors de la Journée défense et citoyenneté, soit 35 000 à 40 000 jeunes par an ?
L’illettrisme peut également trouver sa source dans une logique d’érosion : certaines personnes sortent de l’école avec les connaissances requises pour la lecture, l’écriture ou le calcul. Des savoirs fragiles, qui peuvent s’estomper au fil du temps s’ils sont peu utilisés.
Grâce à France Travail notamment, 600 000 personnes ont bénéficié d’actions contre l’illettrisme et l’illectronisme.
Une fois les constats posés, émerge la question des solutions. La lutte contre l’illettrisme et l’illectronisme s'appuie sur des politiques de l'emploi, de l'accès à la culture, de l'éducation. Et de premiers résultats sont là : avec les moyens du Plan d’investissement dans les compétences, et grâce à la mobilisation de France Travail notamment, 600 000 personnes ont bénéficié d’actions contre l’illettrisme et l’illectronisme.
À l’ANCLI, nous mettons des services à disposition des entreprises. Par exemple, Ev@gill pour un autodiagnostic rapide. Ou encore une boîte à outils appelée Les incontournables. C’est un guide pratique pour la mise en place d’un plan d’action, le recours à un centre de formation, le financement de stages… Grâce à une subvention de l’Union européenne, nous avons lancé la Coopérative des solutions, qui soutient des innovations pour la prise en charge de l’illettrisme et de l’illectronisme.
Nous voulons également établir de nouvelles priorités à partir des résultats de notre dernière enquête, en accord avec nos membres, les associations, les partenaires de la société civile et les personnes concernées.
Aussi, le 17 octobre 2024, nous organisons un forum à la Cité internationale de la langue française, à Villers-Cotterêts, afin de partager notre ambition : plus personne ne doit sortir d’un dispositif d’insertion ou d’évolution professionnelle en situation d’illettrisme.
Autre rendez-vous : les Journées nationales d’action contre l’illettrisme, chaque année en septembre. Je suis impressionné par la diversité des initiatives locales (plus de 1 000 événements) comme par les partenariats avec le réseau « Les entreprises s’engagent » et avec la Banque de France (sur la gestion d’un budget).
Pour conclure, soulignons qu’agir sur les compétences de base représente un enjeu important d’essor et d’adaptation aux transformations pour les entreprises. C’est aussi et surtout offrir du confort aux salariés, en réduisant leurs appréhensions et en améliorant leur bien-être au travail. Ainsi, l’enjeu économique se double d’un engagement responsable et citoyen.
En savoir plus : L’illettrisme en France, un défi majeur dans le monde du travail
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