Opinions

« Nous sommes désormais à un tournant des avancées pour le féminisme et les femmes »

La question de la mixité professionnelle reste d’actualité tant les progrès indéniables se heurtent à des freins toujours aussi puissants. Pour la sociologue Haude Rivoal, associée au CNAM-CEET (Centre d’études sur l’emploi et le travail) et au CRESPPA (Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris), malgré les initiatives qui se multiplient au sein du monde du travail, l’égalité est encore loin d’être acquise.

Publié le  01/04/2024

Haude-Rivoal_art_org.jpg

 

Comment se porte l’égalité professionnelle aujourd’hui ?

Haude Rivoal : Mieux que jamais, même si rien n’est gagné ni acquis. Les femmes ont indéniablement obtenu des droits et conquis des avancées dans le monde du travail. Elles ont par exemple, fait une entrée massive dans les instances dirigeantes des sociétés du CAC 40 grâce à la loi Copé-Zimmermann de 2011. Pour autant, en y regardant de plus près, les femmes conservent au sein de ces instances des positions moins stratégiques, moins valorisées et donc moins rémunératrices.

Autrement dit, les inégalités restent présentes, mais se révèlent plus pernicieuses à détecter. Je soulignerais également le fait que les progrès des femmes sur le marché de l’emploi ne sont pas homogènes et diffèrent selon la classe sociale ou l’origine ethnique. En 2023 les Françaises avaient commencé à « travailler gratuitement » à compter du lundi 6novembre à 11 h 25 ; et pour les femmes racisées, on peut remonter beaucoup plus tôt. Impossible d’avoir des chiffres précis en France puisque les statistiques relatives à « l’origine ethnique ou la race » sont jugées anticonstitutionnelles, mais aux États-Unis une étude révèle que les femmes noires gagnent 38 % de moins que les hommes blancs, et 21 % de moins que les femmes blanches.
 

Il est relativement courant que les femmes soient écartées des métiers stratégiques, des cercles d’affaires ou des métiers à fort potentiel de développement


Quelles évolutions avez-vous observées depuis la publication de votre ouvrage « La Fabrique des masculinités au travail » (éd. La Dispute), paru en 2021 ?

H. R. : Les choses vont très vite et je crois que nous sommes désormais à un tournant des avancées pour le féminisme et les femmes. Car si d’un côté des progrès sont visibles, tels une parole qui se libère et des comportements inappropriés sanctionnés, on note aussi beaucoup de résistance dans certains milieux professionnels (comme le secteur informatique/de la tech).

La montée des mouvements réactionnaires n’est pas étrangère à ce constat. Le journal « Le Monde » a d’ailleurs récemment publié un article sur ceux qui ont fait de la lutte contre les programmes visant à promouvoir l’inclusion des femmes et des minorités dans les entreprises et les universités leur cheval de bataille. Je crains donc que ce qui se joue désormais ne soit pas seulement la conquête de droits pour les femmes mais aussi un combat contre les mouvements masculinistes. C’est malheureusement un phénomène assez courant dans l’histoire du féminisme. Les améliorations sont toujours suivies d’une contre-offensive.
 

Comment se fabrique et se manifeste la masculinité au travail ? 

H. R. : Il est relativement courant que les femmes soient écartées des métiers stratégiques, des cercles d’affaires ou des métiers à fort potentiel de développement. On les appelle généralement des « Boys Clubs ». Le schéma de la mise à l’écart des femmes est toujours le même : l’effacement, l’intimidation, l’ostracisation. Prenons un exemple concret, celui de Whitney Wolfe Herd, la cocréatrice de l’application de rencontres Tinder puis la créatrice de l’application Bumble. Elle a d’abord été effacée de l’histoire de Tinder par les deux autres cofondateurs, qui se sont au passage réapproprié son idée et ses développements technologiques.

Elle a ensuite été menacée physiquement et sur les réseaux sociaux. Et enfin, elle a rencontré de nombreuses difficultés à trouver des financements pour lancer Bumble. Elle était en effet, soupçonnée de vouloir créer une nouvelle entreprise par vengeance et non parce qu’elle disposait des compétences nécessaires en matière de développement et de management. Une histoire malheureusement assez classique chez les femmes entrepreneures. 
 

Quels sont les stéréotypes de genre les plus prégnants dans l’emploi ?

H. R. : Ceux qui persistent sont ceux que j’évoque avec l’histoire de Whitney Wolfe Herd : jalousie, émotivité, fragilité, incompétence, manque de savoirs techniques, etc. Autant de poncifs qui freinent l’arrivée des femmes sur des postes stratégiques requérant rationalité et technicité. Il existe aussi des stéréotypes plus positifs (même si ceux-ci sont « naturalisants » - toutes les femmes ne sont pas ainsi -) : capacité à communiquer, minutie, douceur, etc., qui impliquent que les femmes seraient particulièrement prédisposées à tous les métiers du care (soin) et de l’enseignement par exemple. 
 

Une nouvelle génération nous pousse à changer notre rapport au travail, aux loisirs et aux autres


Pourquoi ces stéréotypes perdurent-ils ?  

H.R. : Ils s’inscrivent dans un système plus global. Prenons encore une fois un exemple concret, celui des femmes artistes. Pourquoi sont-elles moins connues et nombreuses que les hommes ? Premièrement parce qu’elles ont manqué de structures pour exercer leur art ; deuxièmement parce qu’elles ont longtemps été cantonnées à un certain type d’exercice (peindre des oiseaux et des fleurs parce qu’elles sont minutieuses) et troisièmement parce qu’elles ne font pas partie des réseaux informels et n’ont donc pas les mêmes opportunités de diffuser leur art.

C’est donc une question de structures et de tâches que l’on confie aux femmes ainsi que des opportunités de montrer leur travail. Or les réseaux informels jouent ici un rôle important, d’autant que, du fait de l’inégale répartition des tâches domestiques, les femmes ont moins de temps à consacrer à la création et l’entretien de leur réseau.
 

Des évolutions positives sont-elles malgré tout à noter ?  

H. R. :  Bien sûr, et heureusement ! Des lois existent, des rapports alertent et de grands patrons s’engagent. C’est la base. Ensuite, une nouvelle génération nous pousse à changer notre rapport au travail, aux loisirs et aux autres. Il s’agit là d’un changement culturel majeur mais qui n’est pas encore gagné. En effet, « la valeur travail » relève encore d’un discours majoritaire, avec tout ce que cela implique de valeurs que l’on pourrait qualifier de « viriles » : endurance, abnégation dans l’effort, productivité, etc. Il faut donc se poser la question des modèles de travailleurs et de travailleuses que nous souhaitons pour demain.
 

Beaucoup de cultures de travail reposent encore sur des valeurs viriles et contribuent à conserver des stéréotypes, notamment masculins


L’entreprise est-elle vouée à rester un univers masculin ?

H. R. : Telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, l’entreprise devrait conserver une répartition genrée et inégalitaire des emplois et des métiers. Pourquoi ? Pour la simple et bonne raison que si le monde du travail fonctionne, c’est parce que des femmes accomplissent des tâches « gratuites » en parallèle, en s’occupant de la maison et des enfants. Les hommes engagés pour l’égalité le disent eux-mêmes et parlent souvent de « leurs épouses formidables ».

La condition pour mener une carrière et prendre des responsabilités consiste à se délester du travail domestique et parental. Cela est valable aussi pour les femmes, qui confient alors ces tâches à d’autres femmes (nounou ou aide-ménagère). Beaucoup de cultures de travail reposent encore sur des valeurs viriles et contribuent à conserver des stéréotypes, notamment masculins. Être fort et supporter la fatigue restent des compétences professionnelles valorisées et des croyances partagées collectivement.
 

Quels freins restent à lever pour remédier aux inégalités persistantes ?

H.R. : Outre les stéréotypes évoqués plus haut, je citerai les aspects relatifs au hors travail et au partage des tâches. En Norvège, les femmes qui allaitent bénéficient d’une heure par jour (payée !) pour tirer leur lait. Certains pays du Nord sont bien plus en avance que nous sur ces questions et nous avons tout intérêt à en tirer les leçons. 
 

Que pensez-vous des efforts menés en matière de politiques d’égalité ? 

H. R. : Tout est bon à prendre, rien n’est en trop et rien n’est jamais assez. Je pense aussi que les inégalités se recomposent et se rejouent en permanence. Il faut donc mener des enquêtes sociologiques régulières pour comprendre où les choses « coincent » encore. Et surtout, réaliser des enquêtes longitudinales pour apprécier les changements et leur impact sur les parcours professionnels sur le long terme.
 

Plus d'actualités

Article

L’agriculture, un secteur entre défis et mutations

L’agriculture française est la première production européenne et la 6e exportatrice mondiale de produits agroalimentaires. C’est aussi un secteur qui n’a de cesse de se réinventer pour être au rendez-vous des transformations majeures que traverse notre société, mêlant impératifs écologiques, innovation et emploi. Tour d’horizon.

Opinions

Véronique Torner, entrepreneure et présidente de [...]

À la fois femme du numérique, entrepreneure et présidente de Numeum, premier syndicat des professionnels du numérique en France, Véronique Torner nous éclaire sur les grands enjeux du numérique, un secteur au cœur de toutes les attentions.

Article

« Pour 2025, nous estimons recruter 2 000 [...]

Saint-Gobain Distribution Bâtiment France recrute dans plus de 300 métiers sur l’ensemble du territoire français, via ses 2 000 points de vente de produits et services pour le bâtiment. Entretien avec Pierre Lucien-Brun, son directeur des ressources humaines, autour de ses ambitions RH et de ses besoins en recrutement en 2025.

Ailleurs sur le site

CHIFFRE-CLÉ

87,5 %

Des entreprises satisfaites vis-à-vis des services de France Travail

L’état de l’emploi dans votre ville

Retrouvez les chiffres du marché du travail dans votre commune de plus de 5000 habitants.

Ex : 33000

Ensemble pour l'emploi

Retrouvez tous les chiffres permettant d'évaluer l'efficacité de notre action auprès des demandeurs d'emploi et des entreprises.