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Le numérique face au défi de l'égalité hommes-femmes
Isabelle Collet est Professeure en sciences de l’éducation à l’Université de Genève, où elle dirige l'équipe G-RIRE (Genre - Rapports intersectionnels, Relation éducative). A travers la question du genre dans les sciences et techniques, ses recherches portent notamment sur l'inclusion des femmes et des minorités dans le secteur du numérique. Récompensé par le prix du livre Pôle emploi 2020, son ouvrage "Les oubliées du numérique" invite à mieux comprendre comment les femmes ont vu leur place se réduire parmi les métiers du numérique, tout en examinant d'un œil critique les réponses que différents acteurs tentent d'apporter face à cette inégalité. Nous lui avons posé quelques questions.
Publié le 20/11/2020
Crédit photo : Daniel Lutanie
Vous mettez en lumière le fait qu'expliquer la faible place des femmes dans les métiers du numérique essentiellement par des mécanismes d'autocensure, cela participe à masquer les formes d'exclusion dont elles sont l'objet. Est-ce que la recherche d'égalité passe aussi par le fait d'impliquer davantage les hommes, en les incitant à moins exclure les femmes ?
Il y a eu un progrès assez net, car nous étions dans une situation où le discours dominant disait qu'il fallait être sympa avec les hommes. Un peu comme si les femmes devaient être indéfiniment les maîtresses d'école et les mamans des hommes, qu'il ne faudrait pas heurter en leur disant que les femmes sont discriminées. Aujourd'hui, le discours a changé, de plus en plus d'hommes disent que ce n'est pas aux femmes de leur expliquer car elles ont suffisamment de travail à gérer la domination masculine. Et que c'est à eux de se prendre en main, et de réfléchir à quels types d'hommes, de professionnels, de pères ils ont envie d'être. Les hommes doivent prendre en main leur part d'égalité.
Est-ce qu'il y aurait là un intérêt pour les hommes ?
Très souvent, on dit que tout le monde a à y gagner. Il ne faut quand même pas être complètement naïf sur cette question. Évidemment les hommes ont quelque chose à y gagner, et en particulier les hommes qui ne se retrouvent pas dans ce qu'on appelle la masculinité hégémonique. C'est-à-dire une représentation de la masculinité qui doit dominer, être oppressive, se couper de ses sentiments, se couper de sa famille et œuvrer uniquement pour être plus riche, plus haut, plus grand, et cetera.
Ce ne sont pas des questions individuelles mais des questions d'institutions
Néanmoins, il faut être lucide sur une chose. On ne peut pas dire que les femmes doivent prendre plus de place, tout en disant simultanément que les hommes ne doivent pas en perdre, ça ne tient pas la route. Et c'est compliqué d'aller voir des hommes en leur disant de céder leurs places. C'est pour cela que ce ne sont pas des questions individuelles mais des questions d'institutions. Au sein d'une entreprise, d'une grande école ou d'un ministère, on ne doit pas personnaliser la question en disant que c'est à chacun et chacune de se prendre en main. Cela doit passer par des décisions institutionnelles, comme la parité. Ce qui ne veut pas dire qu'on ne peut rien faire individuellement. En tant qu'homme, si on est spectateur d'un moment de discrimination, d'une insulte sexiste, d'une situation de harcèlement, d'un affichage grossier ou discriminant dans son entreprise, on a la responsabilité de dire que l’on n’admet pas cela.
Quelles sont pour vous les actions les plus efficaces, pour casser cette forme de reproduction sociale qui limite la place des femmes dans les métiers de la Tech, et notamment les plus qualifiées ?
Il y a deux types de mesures possibles. D'une part, des mesures qui sont menées à une échelle individuelle, souvent portées par des associations qui ciblent les femmes et les filles. Elles cherchent à donner une autre image des métiers de la Tech, à engager les filles à aller vers ces métiers, à sensibiliser, à former, et cetera. Et depuis deux ans il y en a vraiment énormément. Cela donne une image de fond qui envoie aux filles un message très clair, "on vous veut, on a besoin de vous dans la Tech".
Ensuite, il y a une autre série de mesures qui vont cibler les institutions pour qu'elles se réforment elles-mêmes. Parce qu'on ne peut pas se contenter de mesures qui ciblent les femmes et les filles en leur disant "allez-y, bougez vous". Cela donne le sentiment que si elles ne sont pas là, c'est de leur faute, et qu'elles n'ont qu'à venir. Si on prend acte qu'il y a une discrimination systémique, il faut attaquer ce qui entretient le système. Donc chaque institution a tout intérêt à regarder son fonctionnement, et à voir comment elle peut agir pour transformer son fonctionnement et devenir plus égalitaire.
Quelles mesures fonctionnent ?
Il y a une mesure qui est rapide, qui est intellectuellement insatisfaisante mais qui marche, c'est le quota. Car évidemment, on aimerait ne pas être obligé de passer par là, et ce n'est pas du tout la seule solution. Un quota, ça se réfléchit, il y a différentes façons d'en faire. Par exemple, l'Université de Trondheim, en Norvège, a recruté normalement sa promotion, et ensuite elle a ouvert trente places de plus, pour les trente filles qui venaient ensuite sur la liste d'attente, c'est un quota, et ça force une certaine mixité. Et aujourd'hui, ils n'en ont plus besoin. Actuellement, on peut se demander en France, pourquoi les filles ne vont pas dans la Tech, alors qu'elles ont les meilleurs résultats en sciences à la fin du lycée. En gros, si on a un quota, on va rehausser le niveau. Mais ça, c'est une autre vision du quota. Il ne s'agit plus de donner un coup de pouce aux personnes les plus faibles et moins méritantes, mais de partir du constat que les meilleures élèves ne vont pas en informatique.
Par quels autres moyens une école ou une entreprise peut-elle transformer son fonctionnement en faveur de l'égalité hommes-femmes ?
Quand je dis que l'institution doit se prendre en main, c'est qu'elle doit réfléchir à quelle image elle donne d'elle-même : est-ce que les filles qui vont postuler vont se sentir bien ? Par exemple, quels sont les critères de recrutement ? Quand on vise une école d'informatique, est-ce que les critères de recrutement sont les compétences préalables en technique, ou les expériences en technique ? Ce n'est pas parce que vous savez brancher votre Livebox ou que vous avez fait une LAN party [tournoi en réseau local] pour jouer en réseau que vous allez être un bon technicien ou un bon ingénieur en informatique.
Ce n'est pas grand-chose par rapport à la formation que vous allez recevoir. On peut cibler d'autres compétences en entrée : des compétences artistiques, des compétences dans le domaine des langues, ou dans l'organisation d'événements bénévoles. Il y a un tas d'autres compétences que l'on peut mettre en avant, qui seront également très utiles pour que vous soyez un bon ou une bonne technicienne en informatique. C'est une autre manière de considérer son recrutement.
Est-ce que ça implique de travailler sur les concours d'entrée ?
Oui, ainsi que sur la manière dont on va lire les lettres de motivation. Et puis il y a autre chose, quand une entreprise de la Tech se présente auprès d'étudiants, le schéma le plus courant, c’est celui de LA responsable RH et LE responsable technique. Alors effectivement, c'est un duo mixte, en revanche les attributions sont très claires. Les situations où l'entreprise peut réfléchir à la manière dont elle se donne à voir sont finalement très nombreuses. Les entreprises qui ont empoigné sérieusement la question se sont mises à regarder comment les carrières étaient gérées. Par exemple, si une entreprise constate qu'elle promeut et augmente moins les femmes que les hommes, elle doit s'interroger. Peut-être qu'il faut former les managers. Ou c'est peut-être que les procédures sont intrinsèquement discriminantes, ou encore que l'ambiance de l'entreprise décourage les femmes, en les laissant penser qu'elles n'auront pas leur place.
Les oubliées du numérique, par Isabelle Collet aux Editions Le Passeur
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