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Qui sont les cadres ?
Qu’est-ce donc aujourd’hui qu’être cadre ? Selon le professeur de sociologie à l’Université Paris Ouest-Nanterre Charles Gadéa, auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet, la difficulté de répondre à cette question ne date pas d’hier. Les cadres ont toujours constitué une population extrêmement hétéroclite. Portrait d’un groupe dont l’existence ne fait aucun doute, mais qui résiste à toute tentative de définition.
Publié le 13/03/2018
Quand et comment les cadres ont-ils trouvé leur place dans la société française ?
Le terme de cadre a une origine militaire, et ce n’est sans doute pas un hasard si Marx, dans Le Capital, évoque la présence dans « l’armée industrielle » d’une « espèce particulière de salariés » composée « d’officiers supérieurs (directeurs, gérants) » et « d’officiers inférieurs (surveillants, inspecteurs, contremaîtres) », sortes d’auxiliaires du patronat exerçant des fonctions de direction et de surveillance à l’intérieur des usines. On peut donc dire que dès les origines du capitalisme, les cadres ont été identifiés comme figure intermédiaire entre le patron, propriétaire des moyens de production, et les travailleurs percevant un salaire en échange de leur force de travail.
Ce n’est cependant qu’à partir des années 1930 que les cadres ont été identifiés comme groupe social porteur d’une identité propre. Si l’on doit retenir une date-clé, un événement fondateur dans l’histoire des cadres, c’est sans doute les grèves qui ont suivi l’arrivée au pouvoir du Front Populaire en mai 1936. Durant toute la durée des négociations, les patrons ont eu pour seuls interlocuteurs les représentants des syndicats ouvriers. Faute de disposer d’organisations comparables, les cadres ont été tenus à l’écart, réduits au rôle de spectateurs. D’où leur volonté dans les années qui ont suivi de se regrouper au sein d’instances leur permettant d’exister collectivement, et que soient reconnues leurs spécificités de salariés distincts des autres salariés.
Si l’on excepte l’épisode du gouvernement de Vichy, qui a permis une première forme de reconnaissance institutionnelle dans le cadre de la Charte du travail, c’est après la guerre que les cadres sont devenus une catégorie à part entière. À partir de 1945, ils trouvent leur place dans les grilles de classification des emplois élaborées pour servir de base dans les négociations salariales. Avec l’adoption l’année suivante d’un premier statut général de la fonction publique, les cadres de l’administration deviennent des agents de catégorie A.
Un problème se pose néanmoins quand le gouvernement de l’époque projette de les faire contribuer au régime général des retraites. Les cadres ne veulent pas d’un système dont ils seraient, en raison de leurs salaires plus élevés que ceux des autres salariés, les principaux contributeurs. Une solution est finalement trouvée avec la création de l’AGIRC en 1947, qui permet que les cotisations des cadres qui dépassent un certain plafond servent à financer une caisse spécifique, séparée du régime général. C’est l’aboutissement d’une logique de différenciation à l’œuvre depuis plusieurs décennies.
Ce n’est pas l’encadrement qui fait le cadre. Beaucoup de cadres exercent des fonctions d’expert dans des domaines variés (informatique, gestion, ressources humaines…), mais n’encadrent personne.
On a bien du mal à leur associer des fonctions ou des missions qui permettraient de les distinguer de ceux qui ne le sont pas. Qu’est-ce qu’être cadre aujourd’hui ?
Ce qui est certain, c’est que ce n’est pas l’encadrement qui fait le cadre. Beaucoup de cadres exercent des fonctions d’expert dans des domaines variés (informatique, gestion, ressources humaines…), mais n’encadrent personne. Inversement, de nombreux salariés occupent une position hiérarchique au sens où ils encadrent d’autres techniciens, des ouvriers, parfois un apprenti, mais ils n’ont pas pour autant le statut de cadre.
À vrai dire, cette difficulté de définir le cadre par ses missions n’est pas nouvelle. La convention fondatrice de l’AGIRC est de ce point de vue révélatrice. À l’article 4 sont énumérés un certain nombre de critères pour que le salarié puisse pour ses cotisations relever de l’AGIRC : des diplômes, des responsabilités (encadrement, gestion d’un service pouvant ne compter que quelques salariés, gestion d’un projet…), un niveau de salaire. Mais l’article 4 bis vide de sa substance cet effort de définition en introduisant des dérogations permettant de considérer comme cadres de nombreuses professions (techniciens, représentants de commerce, comptables…) que l’indice de salaire n’aurait pas dû en principe faire cotiser à l’AGIRC.
Il y a une raison simple à cela : il fallait au moment de la création de l’AGIRC agréger une masse suffisamment importante de cotisants pour que le financement de la caisse soit viable. D’où une ouverture qui a conduit à faire des cadres un conglomérat de professions souvent sans rapport les unes avec les autres.
Au fond, ce qui jusqu’à présent a permis de tracer une limite entre les cadres et ceux qui ne le sont pas, c’est un niveau de salaire impliquant à partir d’un certain montant le rattachement à l’AGIRC. L’existence de ce régime spécifique, distinct du régime général, a été jusqu’à la fusion récente de l’AGIRC et de l’ARCO, l’un des marqueurs les plus puissants de l’appartenance à la catégorie des cadres, mais pas le seul. La création de l’APEC a joué un rôle analogue.
Si l’AGIRC a joué un rôle si décisif, sa disparition ne va-t-elle pas rendre encore plus problématique l’existence d’un groupe aux contours déjà flous ?
La disparition de l’AGIRC est un événement symboliquement très important. Mais je ne crois pas non plus que ce soit une étape de plus dans ce que l’on a appelé la banalisation des cadres, qui deviendraient des salariés comme les autres. Cela fait très longtemps que l’on parle de malaise des cadres, et très longtemps également que la difficulté à les définir en tant que groupe est décrite comme l’un des symptômes de ce malaise. Mais pendant que certains parlent de banalisation de la catégorie et annoncent la disparition des cadres, ce qu’on constate c’est que la notion de cadre s’étend là où elle n’avait pas cours : elle se diffuse dans le travail social, dans les hôpitaux (la « surveillante » devient « cadre de santé ») et même dans les établissements scolaires où l’on désigne le proviseur et son entourage comme l’équipe d’encadrement.
La vérité, c’est que l’on n’a jamais très bien su qui étaient les cadres. Il y a toujours eu un certain flou autour de la notion. Par exemple, un ouvrage de 1968 intitulé « Cadres qui êtes-vous ? » s’interroge : « personne ne sait ce qu’ils sont, d’où ils viennent, vers quoi ils vont. Le mot lui-même est flou, ambigu, intraduisible dans une autre langue » (Gabrysiak et al. Cadres qui êtes-vous ?, Lafont, 1968,p. 10).
En réalité, ce flou est bien utile. Il a permis d’agréger des groupes sociologiquement très différents. Ce qui était dans l’intérêt de tous. Si à l’origine les ingénieurs, très conscients dans les années 1930 de la nécessité de s’organiser pour défendre leurs intérêts, étaient restés entre eux, leur parole n’aurait eu que peu de poids. D’où un élargissement à d’autres groupes qui a permis à la population des cadres de peser collectivement dans les débats de l’après-guerre. Le flou est ce qui a permis à la catégorie de s’affirmer dans la société française. Avec comme moteur le désir répandu parmi celles et ceux dont les parents n’étaient pas cadres de le devenir. Car être cadre a longtemps été, et demeure dans une large mesure le signe d’une réussite sociale.
Il y a de plus une nécessité presque d’ordre cognitif de donner un nom à cette population qui n’est pas propriétaire de l’entreprise, qui est salariée, et dont le travail n’est pas un travail d’exécution, peu qualifié et précaire. Alors certes, un grand flou subsiste quand on parle des cadres, mais ce n’est pas ce flou qui les fera disparaître. On peut même se risquer à affirmer qu’il est leur meilleur atout.
En savoir plus :
Charles Gadéa, Paul Bouffartigue, Sociologie des cadres, La Découverte, 2000
Charles Gadea, Les cadres en France. Une énigme sociologique. Belin, 2003.
Charles Gadéa, Paul Bouffartigue, Sophie Pochic, Cadres, classes moyennes : vers l’éclatement ?, Armand Colin, 2011
Luc Boltanski, Les cadres : la formation d’un groupe social, les Editions de Minuit, 1982
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